De journalistes à serveurs, livreurs… L’ascension sociale à reculons

Aux États-Unis, mais aussi en France, les journalistes deviennent serveurs dans les restaurants et les bars en espérant retrouver un job. La suppression de postes dans ce secteur n’a jamais été aussi importante que depuis la dernière crise financière de 2008.

Alors qu’en France, Canal Plus s’apprête à licencier au minimum 500 personnes (près de 18% de ses effectifs dans l’hexagone) et que de nombreux organes de presse ont entamé une cure drastique de leurs effectifs, les États-Unis affichent eux aussi de tristes records jamais égalés depuis la dernière décennie. Durant les cinq premiers mois de l’année, 3000 personnes ont été mises à la porte de groupes de presse lors de licenciements secs ou de départs négociés. Le phénomène se propage comme une trainée de poudre. La presse traditionnelle – et ses déclinaisons Internet – est touchée de plein fouet, mais également les rédactions des chaînes de télévision, ou les sites d’information en ligne. Ainsi, l’éditeur de presse Gannett (le plus important aux États-Unis avec notamment le titre USA Today diffusé à plus d’un million d’exemplaires par jour), ou encore McClatchy (2ème éditeur aux États-Unis avec 29 journaux dans divers états du pays pour un tirage quotidien de 1,6 million d’exemplaires, mais aussi éditeur de multiples sites d’information) ; GateHouse Media (144 quotidiens, 688 journaux et 570 sites d’information locale) ; BuzzFeed et Vice Media, sites d’info-divertissement à audience globale, ou encore la chaîne CNN, tous ont licencié pour tenter de maintenir leur rentabilité… sans y parvenir. Le phénomène ne devrait pas ralentir avec les fusion-acquisitions qui se préparent entre les groupes de presse Gannett, GateHouse Media, McClatchy et Tribune Publishing (3ème éditeur aux Etats-Unis avec le Chicago Tribune, New-York Daily News…).

Aujourd’hui, le nombre de licenciement a dépassé le précédent record de 2009, lorsque 7.914 journalistes avaient perdu leur emploi dans la foulée de la crise financière des subprimes. Des chiffres publiés il y a quelques semaines par le cabinet spécialisé Challenger, Gray & Christmas Inc. Un décompte qui prend en considération le groupe Verizon Media – maison mère du Huffington Post et de Yahoo -, qui annonçait en janvier dernier 800 licenciements dans tous ses services. Selon l’institut de recherche Pew Research Center, 88.000 personnes travaillent pour des rédactions aux Etats-Unis. Malgré la santé économique florissante du pays et un taux de chômage au plus bas depuis 1969, le secteur du journalisme fait tache au pays de l’oncle Sam. Comme le note le vice-président de l’institut Pew Research, Andrew Challenger : « dans la plupart des autres secteurs, les entreprises peinent à trouver les bons candidats ; pour le journalisme, c’est tout le contraire. Les licenciements ont créé une surabondance de profils hyper-qualifiés en recherche de poste que l’offre actuelle ne permet pas de combler. Et cela risque de s’accélérer encore. » Lorsqu’en mai dernier, le petit site Internet Bklyner, centré sur l’actualité de Brooklyn, a posté une offre d’emploi pour trouver un reporter politique, 16 journalistes ont envoyé leur candidature en moins d’une heure : « beaucoup d’entre eux avaient des parcours incroyables, au niveau national, que ce soit à CNN, Reuters ou New York Magazine. Je regardais ma boite email et me disais ‘Oh mon dieu !’ Je n’avais jamais vu ça… Des profils hyper-expérimentés, et la vitesse à laquelle les candidatures arrivaient. C’était vraiment déprimant ; cela en dit long sur la crise du secteur », expliquait Liena Zagare, éditrice du site, dans une interview. Quelques journaux sortent du lot. Ainsi, The Los Angeles Times a recruté une centaine de personnes dans son équipe éditoriale depuis que le milliardaire Patrick Soon-Shiong a racheté le quotidien en juin dernier. The Washington Post a également annoncé l’embauche de 10 journalistes d’investigation.

Tu seras journaliste, en recherche d’emploi…


Aux États-Unis, les emplois de journalistes dans les médias d’information ont chuté de 23% entre 2008 et 2017.
A cela plusieurs raisons :
·       La presse traditionnelle a vu la plupart de ses recettes publicitaires s’effondrer alors que son lectorat s’évaporer dans les méandres de l’Internet.
·       La déclinaison des journaux en numérique – souvent accompagnée d’une méconnaissance totale des codes du digital au sein du management et des rédactions (faut-il réutiliser les articles et les adapter au web ? Créer une rédaction web séparée ? Rémunérer les journalistes pour leurs articles sur le web ? [cette demande venant principalement de ces derniers] – a pris beaucoup de retard alors qu’en parallèle les GAFAs devenaient très puissants et attiraient de plus en plus de jeunes lecteurs (surfeurs ?) et d’annonceurs.
·       Il y a eu une perte de valeur des revenus tirés des bannières publicitaires sur le web comparés au prix des pages papier. Résultat, beaucoup de déclinaisons web de journaux ne sont toujours pas rentables et le papier reste encore la principale source de revenus, malgré une perte de valeur.
·       Les multiples départs (volontaires ou pas) de journalistes (secrétaires de rédaction, correcteurs, rédacteurs, pigistes…) remplacés par des stagiaires ou des personnes moins chers payés et sans expérience, a eu un impact sur la qualité des journaux.
·       L’arrivée du web avec la disponibilité immédiate des infos (pas toujours vérifiées) a changé la manière de traiter l’actualité dans le métier. Cette concurrence inédite de l’Internet a stressé les éditeurs de moins en moins enclins à payer des journalistes pour des enquêtes de fond qui prennent du temps « sans que rien ne soit publié à court terme ». Les éditeurs ont – à leur tour – stressé les journalistes en les invitant à être davantage productifs, avec pour conséquence moins de présence sur le terrain, moins de budget pour leurs déplacements, un encadrement plus poussé avec notamment le travail en open-space (bruyant et qui nuit à la concentration) mais qui permet de garder un œil sur l’ensemble de la rédaction et des écrans, avec les dérives que cela entraine : plus de stress, moins de temps à vérifier ses sources, la réécriture de communiqués de presse plutôt que d’articles originaux…
·       Les news présentes sur les sites des journaux ont été récupérées trop longtemps par Google sans qu’aucune rémunération ne soit reversée aux éditeurs.
·       Les annonceurs ont investis une part croissante de leur budget dans le Web, la vidéo sur Internet, les AdWords… L’année dernière, Facebook et Google ont concentré les 3/4 des investissements publicitaires on-line aux Etats-Unis.
Certains sites d’information proposant des contenus rédactionnels ont récupéré des journalistes mais la faible rentabilité du secteur n’a pas permis de maintenir ces emplois. Cette fragilité des médias en ligne est une des raisons du phénomène de syndicalisation des rédacteurs au Etats-Unis. Dans le groupe Vox Media (maison-mère de sites web The Verge [techno], Eater [nourriture], SB Nation [sport]…), un accord a été signé avec la direction afin de garantir un minimum de 11 semaines de salaires en cas de licenciement.

En janvier dernier, John Stanton, un ancien correspondant à Washington pour BuzzFeed News (site web qui a notamment révélé les liens supposés de Trump avec la Russie) a fait partie des 250 licenciés. Quelques mois plus tard, le journaliste participait au démarrage du projet « Sauvez le journalisme » (Save Journalism) afin d’attirer l’attention du public sur la manière dont des géants du numérique comme Facebook et Google mettent les rédactions et les journalistes en danger en accaparant le marché publicitaire. Grâce à ce projet, des tribunes libres ont été publiées dans la presse, une campagne de pub a été lancée dans les journaux et sur les réseaux sociaux. Un avion tirant une bâche publicitaire où figurait le hashtag  #savelocalnews a même survolé la conférence annuelle Google 2019 en mai dernier à San Francisco. « Nous voulons faire réagir le public et nos confrères et prévenir de l’impact qu’ont les géants de l’Internet sur le métier de journaliste, explique Stanton. Nous devons nous protéger ou nous n’aurons plus de travail ! ». Et d’ajouter : « Beaucoup de mes collègues licenciés par BuzzFeed sont toujours à la recherche d’un travail stable dans une rédaction. Plusieurs sont devenus indépendants, faute de mieux. Ils peinent à gagner 400 dollars pour un article de 1000 mots qui peut prendre une semaine à rédiger ! »

Les GAFA sont souvent montrés du doigt pour leurs modèles économiques « disruptifs » et leur impact sur les secteurs traditionnels (commerce, hôtellerie, transport…). Leur recherche de contenus frais pour alimenter leurs sites a permis à certains (ex)-journalistes d’intégrer ces nouveaux « médium » alors que les rédactions licenciaient à tour de bras. Amazon fait appel à des rédacteurs pour couvrir l’actualité faits-divers et cambriolage aux Etats-Unis. Ces scribes d’un nouveau genre servent à alimenter son site commercial Ring, qui vend des produits de vidéo-surveillance aux américains. Facebook, Apple, Snapchat et Google ont tous fait appel aux rédacteurs et ex-journalistes afin d’alimenter en contenus leur offre digitale. Au pays de l’oncle Sam, trouver un job de journaliste est un vrai défi selon son lieu de résidence. L’année dernière, Emma Roller, 30 ans, a fait jouer ses droits au départ pour quitter le site Internet Splinter (Univison group – Gizmodo Media) où elle officiait comme journaliste politique à Washington. Elle s’est mariée, a emménagé à Chicago pour se rapprocher de sa famille. Sur place, les seules offres de travail de journaliste impliquaient qu’elle reparte à Washington, ou qu’elle emménage à New-York ou Los Angeles. « Tous les médias sont concentrés dans ces trois villes, regrette l’ex-journaliste qui s’en sort en travaillant à mi-temps dans une école et dans un café, comme serveuse. J’ai choisi de quitter une ville où il y avait encore du travail, pour combien de temps ? Je ne sais pas. Mais le problème est structurel. La mutation du secteur provoque une casse sociale qu’on ne soupçonnait pas. » Même un prestigieux prix de journalisme ne garantit pas de boucler ses fins de mois. Il y a deux ans, Chris Outcalt a intégré une startup qui désirait lancer un site Internet de news sur les technologies. Mais les employés ont vite été licenciés faute de rentabilité. Chris Outcalt s’est donc retrouvé freelance. Grâce à l’un de ses articles, le jeune homme a remporté le prestigieux prix Livingstone (qui récompense les journalistes de moins de 35 ans) en juin dernier pour son reportage « Murder at the Alcatraz of the Rockies » qui décrit le meurtre d’un détenu filmé par plusieurs caméras, dans l’une des prisons les plus surveillées du Colorado. Malgré ce succès éphémère, le jeune homme cherche encore un travail à temps plein. Car être serveur dans un bar de Denver n’est pas l’aboutissement qu’il espérait pour sa carrière. « Je me demande souvent si je pourrai retrouver quelque chose de stable dans ce secteur, un job avec au moins une assurance santé pour me soigner. Personne ne choisi ce métier pour devenir riche. Mais j’imagine que peu de jeunes candidats chercheront à intégrer ce métier quand on leur dira qu’il faut travailler deux nuits par semaine comme serveur pour survivre. »

Malgré la situation, les écoles de journalismes font le plein. Leurs formations prennent une nouvelle direction. Quarante quatre jeunes journalistes diplômés sortiront cet automne de l’université du Maryland, douze de plus que l’année précédente. Les cours intègrent aujourd’hui davantage de modules audio car cette génération « semble affectionner particulièrement les podcasts », explique Lucy Dalglish, doyenne du collège de journalisme Philip Merrill. De nouveaux modules sont enseignés. Les thèmes « écrire pour être lu » deviennent « écrire pour être référencé par les moteurs de recherche ». De nouveaux modes d’écritures appararaîssent : « apprendre à écrire en 140 caractères » [280 aujourd’hui, Ndlr] pour être un bon « journaliste » tweeter ; les formations s’orientent vers le story-telling pour un futur plus qu’incertain où les jeunes travailleront à la tâche, en tant que « livreur d’articles », à l’instar de l’ubérisation de l’économie. D’ailleurs, le site Bloomberg utilise depuis plus d’un an Cyborg, un algorithme qui adapte les données financières en articles parfaitement lisibles. Forbes fait appel à Bertie, une intelligence artificielle qui ébauche les grandes lignes d’un article en appui des journalistes qui les finalisent. Le Washington Post dispose d’un robot-reporter, baptisé Heliograf, qui a écrit 850 articles la première année et a remporté le prix The Post, une récompense pour son « Excellence dans l’utilisation de Bots » lors de l’élection présidentielle américaine de 2016. Même si ses programmes informatiques sont présentés comme des aides pour les journalistes, peu s’en faut pour qu’ils deviennent autonomes. Et devinez qui en sortira vainqueur ?

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